CHRONIQUES

TRIBUNE DU VENDREDI N°129 : Le phénomène de l’émigration clandestine

today17 novembre 2023 171 1

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Causes et solutions

La quête de conditions de vie meilleures a été à l’origine de toutes les vagues de migration depuis la nuit des temps.

L’histoire a révélé qu’à chaque fois que l’homme a noté que le climat, l’environnement et les conditions de vie qui prévalaient dans son habitat naturel ne favorisaient plus son épanouissement, son essor, il a cherché à quitter ce lieu pour chercher à gagner d’autres terres plus accueillantes, plus avantageuses pour lui. C’est ainsi que les fils et la descendance du père de l’humanité, Seydina Adama (as), ont, au gré des aléas et des conditions naturelles auxquelles ils étaient soumis, pu atteindre et peupler les coins les plus reculés du globe terrestre.

Aujourd’hui, c’est dans ce même registre qu’il faut inscrire, cette vague de migrants qui quittent régulièrement le continent africain et plus particulièrement les localités côtières du pays pour rejoindre les côtes espagnoles dans l’espoir d’un avenir meilleur.

Cet exode massif avait déjà été signalé à la fin des années 90 avant de s’amplifier dans les années 2000. Mais là, il s’est encore plus développé avec une explosion du nombre de candidats et la diversité des profils. Les images sinistres montrant des noirs africains (hommes et femmes) tout âge confondu (jeunes, adultes et même nourrissons), affamés, assoiffés, mal vêtus, entassés par milliers à bord d’embarcations de fortune rappelle tristement les épisodes tragiques de la très regrettable Traite Négrière. À la différence toutefois, cette fois-ci, que c’est une émigration volontaire, une quête, un choix de vie de populations en manque d’espoir, étouffées par la précarité, contraintes par le manque d’emploi et motivées par des conditions de vie devenues de plus en plus difficiles.

Si pendant longtemps, ce phénomène migratoire de masse a été appelé « Barça ou Barzakh » – une appellation pour afficher la détermination des candidats à atteindre Barcelone ou mourir tout simplement en essayant (Barzakh) – il a ouvert une autre voie « express » pour atteindre la première puissance économique du monde, les USA, l’eldorado par excellence de surcroit, en passant par au moins une demi-douzaine de pays de l’Amérique Latine, notamment le Nicaragua qui donne son nom au trafic.

Contrairement au « Barça ou Barzakh » où il faut affronter les flots tumultueux de l’énorme Océan Atlantique avant d’atteindre à bout de souffle les côtes espagnoles, avec cette voie du Nicaragua, les migrants, plus chanceux encore que les autres candidats, prennent l’avion à chaque étape du voyage. Ce n’est qu’à la dernière étape (au Mexique) qu’ils prennent le bus avant de rallier la prairie verte américaine à pied.

Cette émigration clandestine relève du parcours du combattant. Une fois arrivés dans ces pays développés, ils sont placés par milliers dans des centres d’accueil en attendant que les autorités locales décident de leur intégration ou de leur expulsion vers leurs pays d’origines respectifs. Les plus chanceux se verront attribuer un titre de séjour et un permis de travail ; tandis que les mineurs seront retenus dans des camps où ils auront accès à des formations pratiques en attendant qu’ils atteignent la majorité. Le reste du groupe, moins chanceux, est rapatrié malgré les frais de voyage qu’ils avaient passé des mois voire des années à économiser après moults efforts pour atteindre l’eldorado.

Eh bien oui ! Pour participer à cette émigration clandestine les candidats doivent casquer au moins 400 mille pour l’Espagne et entre 2 et 4 millions pour les USA via le Nicaragua. Ces sommes auraient pu, pourtant, permettre de financer un projet personnel pour chacun de ces candidats, mais le désespoir et le mirage doré des pays de l’Occident ont pesé plus lourds sur la balance de la raison.

Des centaines de milliers de jeunes espoirs africains ont déjà quitté leur patrie au fil des années pour rallier ces prairies prétendument plus grasses sans vraiment connaitre la réalité qui y prévaut. Parmi eux, il y a des bacheliers, de brillants jeunes diplômés, des ingénieurs, des instituteurs, des étudiants en médecine, des professeurs du secondaire, bref les futurs espoirs de toute une nation. Et le pire est qu’au cours de ces périples, plusieurs dizaines de milliers de candidats à l’émigration clandestine ont péri dans les eaux laissant derrière eux plusieurs orphelins et des familles encore plus dévastées que jamais.

Aujourd’hui, combien de localités de notre pays ont été dépeuplées par ce phénomène de l’émigration irrégulière ? Tout récemment on parlait de quelques 3000 jeunes des villages pêcheurs de Rufisque et Bargny qui ont déjà gagné les côtes espagnoles en juste quelques semaines. Nos villes côtières se vident de leurs jeunes espoirs et cela augure un avenir catastrophique si des solutions ne sont pas trouvées à temps pour endiguer ce fléau des temps modernes. C’est le lieu de se demander comment en est-on arrivé là ?

L’arrivée de la première alternance politique au Sénégal en l’an 2000, mettant fin à quarante de règne de l’idéologie socialiste, a promis monts et merveilles à la jeunesse qui y a vu une bouée de sauvetage, une lueur d’espoir, le bout du tunnel. Toutefois, force est de reconnaitre que cette jeunesse a très tôt déchanté en dépit des nombreux efforts fournis par le pape du Sopi, Me Wade, et le régime libéral qu’il a installé à la tête du pays notamment avec la mise en place de leviers tels que le Fonds National de Promotion de la Jeunesse (FNPJ), le Plan Reva (Retour Vers l’Agriculture), etc.

Cette insuffisance de la politique d’emploi initiée par les libéraux eut comme grande conséquence d’encourager davantage les jeunes à prendre la mer à la quête de prairies plus grasses du coté des Iles Canaries. Pourtant, dotés de plusieurs milliards de nos pauvres francs ces fonds auraient pu apporter suffisamment d’emploi avec le développement de l’entreprenariat individuel, mais force est de reconnaitre que leur impact ne s’est pas fait sentir pour ne dire que ce fut un vrai fiasco.

À partir de 2012, avec l’arrivée de Macky Sall, l’espoir était encore au rendez-vous aux cotés de la jeunesse. Conscient de la forte demande d’emploi insatisfaite, le Président Sall a lui aussi développé des projets plus ambitieux destinés à résorber le chômage avec notamment le PRODAC (Programme des Domaines Agricoles Communautaires) en 2014 et la DER (Délégation Générale à l’Entreprenariat Rapide) en 2017 quoique ces deux trouvailles ne soient en réalité qu’une version améliorée des deux programmes hérités de Wade (FNPJ et Plan Reva).

Quoi qu’il en soit en 2022, après 10 ans de pouvoir de l’APR, la jeunesse semble n’avoir plus aucun espoir dans la mesure où elle a renoué avec le phénomène du « Barça ou Barzakh » en se ruant bon gré mal gré à la mer pour tenter de rallier les côtes espagnoles ou préfère affronter les pays de l’Amérique Centrale pour enfin tenter de pénétrer le sol des USA.

Comment comprendre qu’autant de milliards soit mobilisé dans ces fonds et qu’après près de 20 ans aucun résultat palpable ne soit visible, le chômage étant toujours en hausse ? il semble que ces fonds n’ont pas été utilisés à bon escient ou qu’ils sont tout simplement utilisé pour satisfaire une clientèle politique déjà bien nantie. Il apparait clair donc que cette montée de l’émigration clandestine ne traduit que l’échec des politiques publiques initiées tour à tour par chacun des régimes qui se sont succédés à la tête de nos Etats rongés par la corruption, le népotisme, le détournement de deniers publics, une gestion nébuleuse, la faible industrialisation, des attributions douteuses de licences d’exploitations de nos ressources à des compagnies étrangères, etc.

Nos Etats n’ont pas su, en effet, contenir réellement les variables de la politique économique conjoncturelle à savoir la croissance, l’emploi, la stabilité des prix, l’équilibre extérieur et la soutenabilité de la dette publique (aptitude de l’administration publique à rembourser ses emprunts). Cet échec a été consolidé par le ralentissement de l’activité économique dû à la Covid-19 et à l’augmentation des prix des denrées alimentaires de bases, une des premières conséquences résultantes de la guerre en Ukraine qui, d’ailleurs, est le fournisseur mondial des produits céréaliers dont notre pays est fortement dépendant.

Il convient de préciser que l’emprisonnement de l’opposant le plus populaire du pays, celui qui a incarné aux yeux de la plus grande majorité de la jeunesse pour ne pas dire la totalité de la jeunesse être le véritable sauveur sénégalais capable de changer la donne, renverser la tendance et détruire « le système » à savoir Ousmane Sonko, a fini de réduire les espoirs de ceux qui aspiraient à une vie meilleure.

Ainsi, consciente que la justice du pays, les tenants du pouvoir n’allaient accorder aucune chance au « sauveur Sonko » pour participer aux prochaines joutes présidentielles de 2024, ont préféré quitter le navire battant pavillon sénégalais pour gagner l’Europe à tout prix. Il s’y ajoute que selon la Banque Mondiale la croissance économique de notre pays s’est ralentie en 2022 avec un taux de 4,2% contre 6,5% en 2021 dans un contexte complexe caractérisé par de fortes pressions inflationnistes. Les prévisions de croissance économique du FMI pour le Sénégal en 2023 sont de 4,1% contre 5,3% en 2022, soit une baisse de 1,2 points. Le taux de chômage (élargi) est de 21,9% au quatrième trimestre de 2022 selon les chiffres de l’ANSD. Or, les résultats du dernier recensement laissent apparaitre que sur les 18 032 473 d’habitants que contient notre pays, les moins de 35 ans sont estimés à 13 513 369 soit 74,9% de la population. Avec Le PIB par habitant (Parité Pouvoir d’Achat) du Sénégal est de 4 209 dollars US soit environ 2 538 242 F CFA par habitant contre 15 905 dollars US pour l’Afrique du Sud.

Aujourd’hui, pour régler ce problème de l’émigration clandestine, l’Etat a plusieurs solutions à exploiter. Il peut dans un premier temps, par exemple, nouer des accords de coopération avec les pays concernés notamment l’Espagne (l’UE en général) et les USA ainsi que d’autres pays où la demande d’emploi est déficitaire comme le Canada. Ces accords de partenariat pourraient soutenir la création d’emplois stables dans notre pays d’une part et offrir à nos concitoyens la possibilité d’obtenir un visa pour une immigration régulière avec offre d’emploi à la clé dans ces pays développés, d’autre part. Des négociations pourraient être menées pour que les multinationales de ces pays (Apple, Microsoft, Industries automobiles, etc.) délocalisent une partie de leurs activités (notamment les activités d’assemblage) dans notre pays et profiter d’une main d’œuvre locale très concurrentielle. Il va de soi que des conditions favorisant leurs intérêts dans une certaines mesure supportable devront être mises en place (facilités fiscales, attribution de domaines industriels, etc.) pour attirer les IDE (Investissements Directs Etrangers). Et cela ne sera pas difficile à mettre en place car nous avons, aujourd’hui, du pétrole et du gaz pour à la table des négociations et tout le monde est intéressé par les hydrocarbures.

L’implantation de succursales de ces multinationales fera que la main d’œuvre locale sénégalaise sera formée dans ces métiers modernes et l’effet de ruissellement qui en découlera permettra à terme de créer un tissu industriel national plus solide plus compétitif autour de ces domaines d’activités comme ce fut le cas pour les pays Dragons de l’Asie du sud-est (Corée du Sud, Taïwan, Singapour et Hong-Kong) ou NPI (Nouveaux Pays Industrialisés) et pour les bébés tigres asiatiques (Thaïlande, Malaisie, Indonésie et Philippines)L’autre solution sera de promouvoir l’entreprenariat et de faciliter sa mise en pratique. Pour ce faire, l’Etat doit encourager la formation de groupes de citoyens associés à qui on cédera des hectares de terre et accordera le financement pour le développement d’activités agricoles, avicoles, ainsi que la pisciculture, l’élevage de bétails notamment la race « ladoum », les vaches laitières, etc. L’étape suivante sera de développer le secteur secondaire (transformation des matières premières issues du secteur primaire) avec notamment l’industrie agroalimentaire. Cela développera les exportations, rééquilibrera la Balance des paiements et créera beaucoup d’emplois.

Il faudra, par ailleurs, faire adopter à l’Assemblée Nationale des mesures tendant à donner la priorité aux entrepreneurs nationaux dans l’attribution des licences d’extraction des gisements et produits miniers.

En définitive, le problème de l’émigration clandestine peut être réglé à jamais, encore faudra-t-il que l’Etat soit réellement disposé à agir dans ce sens.

Par Chérif Alassane Lahi Diop « Sibt Sâhibou Zamâne »,
Analyste politique et économique,
Expert en Commerce et Management des Affaires Internationales.

Écrit par: soodaan3

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